La mer de Flines 
(Bernard Coussée)

Nous sommes à l’aube de l’an mil, une terrible famine ravage la région. L’été a été particulièrement chaud et sec et les pluies tant attendues sont arrivées trop tard, ruinant des cultures déjà bien appauvries. Aussi c’est sans regret que pauvres et manants quittent parfois leur hameau dans l’espoir de pouvoir mendier quelque nourriture afin de survivre.

C’est le cas de Jost, de sa femme et de leurs trois enfants jetés sur les routes de Flandre en direction du sud où la rumeur prétend qu’il existe des terres plus riches. Après avoir traversé le Mélantois et franchi la Marque, Jost et les siens arrivent, un matin, en Pevèle où des paysages verdoyants ruissellent sous un soleil d’automne. De loin, un mont qui domine tout l’horizon leur fait signe, mais ils le laissent à main droite pour continuer à progresser sur la voie romaine plus confortable. Ils ont hâte d’aller plus avant pour gagner un havre de paix. 

« Allez tout droit, leur dit un vieillard, dont on ne sait trop s’il veut les voir passer leur chemin ou s’il a compris leur désarroi et souhaite leur indiquer une bonne adresse. Vous verrez dans le bois une butte entourée d’un fossé n’y passez surtout pas la nuit, on l’appelle le rond des sorcières. Par contre prenez le chemin qui se trouve à ce moment-là devant vous, attention, ne vous trompez pas, il y en a sept ; suivez le il vous mènera vers un château. »

Après avoir remercié comme il se doit leur informateur, Jost et sa famille se dirigent donc vers le hameau du Boujon qu’il faut traverser pour atteindre ce fameux rond des sorcières. Arrivés devant, ils peuvent constater que ce que le vieillard leur a dit, est bien vrai. C’est une petite calotte de terre d’environ 30m de diamètre et entourée d’un petit fossé. Des restes de poteaux plantés tout autour laissent à penser qu’il y avait sans doute à cet endroit, il y a de cela très longtemps, une palissade protectrice. Mais comme le lui a recommandé le vieillard, Jost ne s’y attarde pas. Il inspecte les environs, compte les sept voies qui se détachent du lieu comme autant de rayons d’une roue. Il note l’endroit d’où il est venu, il repère le chemin rectiligne qu’il doit prendre et sans perdre un instant s’y engage suivi des siens.

Après avoir marché près d’une heure, il aperçoit comme de juste, les tourelles d’un château.

- Allez, courage, je vais aller demander l’aumône au seigneur. Ses terres sont riches, il possède des biens et du bétail, il ne pourra pas refuser la charité aux bons chrétiens que nous sommes.
- J’espère que tu dis vrai, lui répond son épouse car nous n’en pouvons plus, regarde donc nos enfants se traîner, c’est tout juste s’ils tiennent encore debout.
- Ayez confiance, je n’ai jamais entendu dire qu’un seigneur de ce pays ait laissé mourir de faim qui que ce soit. 

Sur ces paroles et chemin faisant, les voici plantés au pied des épaisses murailles de la demeure féodale.
Celle-ci est close et aucun garde n’apparaît aux créneaux.

- Cela n’est pas bon signe dit Jost, serions nous arrivés trop tard.
- Peut-être suffit-il de crier, dit l’aîné.
- Ohé, ohé du château, ne pouvez vous ouvrir à une famille de bons chrétiens qui meurt de faim et de fatigue.

Nous ne vous voulons aucun mal, nous souhaitons simplement l’hospitalité et un peu de pain pour la nuit. Nos enfants ont froid et sont très fatigués, pitié pour eux.
Un silence de mort leur répond !

Jost se dirige alors vers la grosse porte en chêne qui clôt le château dans l’espoir de pouvoir apercevoir enfin quelqu’un mais il n’a pas fait trois pas que le contenu nauséabond d’un tonneau de purin lui tombe dessus.

« Godverdomme, dit le Flamand, c’est ainsi qu’on reçoit des voyageurs dans ce pays, ce n’est guère chrétien comme comportement. Mais vous ne perdez rien pour attendre, ajoute-t-il aussitôt en levant les bras au ciel, avant de s’éloigner avec les siens en direction d’une grange pour y passer la nuit. »

En entrant dans la bâtisse, Jost découvre qu’il n’est pas seul dans les lieux. Il laisse ses yeux s’habituer peu à peu à la pénombre et compte bientôt deux, puis trois, quatre et jusqu’à dix personnes blotties près des meules de foin, toutes aussi crottées les unes que les autres.

- Ah, il vous est arrivé la même mésaventure, dit Jost.
- Oui répond l’un d’eux, décidément ce seigneur est sans pitié et dire que ses caves et son cellier regorgent de victuailles. Je le sais, j’y suis déjà rentré et je les ai vues.
- C’est pas normal dit une femme, il doit bien savoir que nous avons des enfants après tout.
- Il faudrait pouvoir prendre le château d’assaut et le pendre ...
- Et vous seriez alors pendus à votre tour dit brusquement une voix cachée derrière une charrette.
C’est celle d’un moine qui a tout entendu, compris la situation mais s’est tu jusqu’à présent.
- Ayez confiance dans la puissance divine. Dieu a vu son comportement et soyez certains qu’il ne restera pas impuni.
- Peut-être répond alors la femme de Jost mais ce n’est pas cela qui donnera à manger à nos petits.
- Tenez, dit l’homme de Dieu en lui tendant un guignon de pain, donnez leur cela et maintenant prions ensemble.

Ils se mettent à prier tandis qu’au dehors les éléments se déchaînent. De grands fracas semblables aux rugissements de quelque taureau céleste troublent les ténèbres. De sourds bouillonnements crèvent l’air en laissant échapper d’âcres odeurs de soufre. Une pluie diluvienne se déverse sur les lieux comme pour mieux les engloutir. 

Le lendemain alors que tout s’est apaisé, Jost sort de la grange pour voir l’ampleur des dégâts de ce qu’il pense avoir été un simple orage et quelle n’est pas sa surprise de constater que le château a disparu et qu’à la place s’étend désormais un vaste étang.

Il rentre précipitamment pour prévenir les autres. Tout le monde sort pour constater le phénomène, et d’appeler alors le moine afin qu’il puisse voir lui aussi. Mais l’homme de Dieu s’est levé tôt et il est déjà parti. 

La pièce d’eau est si grande que l’un des enfants de Jost s’écrie alors : « C’est si grand qu’on dirait la mer ! » ; et le mot est resté.

Car les tumultes de la nuit précédentes sont bien ceux provoqués par l’engloutissement du château dont le seigneur jugé trop méchant vient d’être puni par le Ciel.

La nuit en question, alors que la lune est dans son plein, le châtelain reçoit en effet la visite d’un moine entré on ne sait comment dans sa demeure. Celui-ci se dirige jusqu’à sa table pendant qu’il est en train de ripailler avec quelques compagnons et lui dit ceci : « Qu’as-tu à manger de la sorte quand dehors des enfants ont faim, n’as-tu pas honte de leur jeter du vinaigre et du fiel quand ils te demandent à boire ?

- Qu’ils passent leur chemin je ne leur veux aucun mal, qu’ils me laissent simplement en paix.
- N’oublie pas cependant que tout le mal que tu leur fais, c’est à moi aussi que tu le fais.
- C’est assez vieux fou ! Laisse moi en paix ou je t’embroche, tout moine que tu es, s’écrie le seigneur en brandissant une esse, sorte de crochet dont on se sert pour pendre la viande.
- Tu me menaces ? ! Que la malédiction du ciel soit sur toi, répond alors le moine en disparaissant aussi mystérieusement qu’il est apparu. »

Puis le château se met à sombrer avec ses biens et ses occupants. Des témoins disent avoir entendu des plaintes, des cris, vite couverts par le tumulte des eaux qui engloutissent peu à peu le tout. Certains avouent même avoir vu le seigneur monté sur le toit de son donjon, en train de partir à l’assaut du ciel, un objet luisant à la main ressemblant de loin à un morceau de métal recourbé. Et puis là encore plus rien, si ce n’est un immense tourbillon qui s’empare de l’étang et dont aujourd’hui encore on se demande s’il n’est pas l’une des portes de l’enfer.

Mais si le seigneur a disparu, la légende prétend qu’il n’est pas mort et qu’il continue à hanter les berges de la mer, surtout durant les nuits de pleine lune, un crochet à la main, à la recherche d’enfants imprudents dans l’espoir de se venger et de pouvoir les entraîner au fond des eaux et de les noyer.

Notes
La mer de Flines
La mer de Flines est un étang d’une surface de trois hectares et d’un périmètre de 600 mètres environ. Bien qu’on l’ait toujours décrite comme un abîme, elle ne mesure en fait que 12 m de profondeur. Elle est alimenté par des eaux de ruissellement et des sources situées au fond. Un exutoire, le Marîchon, appelé également le Noir-fossé ou Noire-eau, entraîne le trop plein jusqu’au décours à l’entrée de Marchiennes.
La mer de Flines apparaît tardivement dans l’histoire. Il faut attendre un acte de donation du XIIe siècle pour apprendre officiellement son existence.
Dès le début du XIXe siècle des fouilles mettent à jour des pirogues gauloises, le squelette entier d’un cerf, 300 monnaies romaines du Bas-empire, 5 monnaies celtiques dont 2 en or, une fibule en bronze et surtout une quantité importante de petits pots en terre fabriqués au pouce et qui ont sans doute utilisés à l’occasion d’un culte.
A partir de 1847, l’étang est géré par une Société de la Mer de Flines dont le but est d’utiliser la propriété des eaux pour rouir le lin. Cette activité perdure jusqu’en 1920. Aujourd’hui, le lac est loué à la société de pêche locale, La Touche flinoise. 
C’est cette société de 1847 qui est à l’origine de la légende que l’on connaît et dont le but pragmatique était de tenir à l’écart de ces lieux dangereux, les curieux et les enfants. L’intérêt du thème légendaire utilisé réside dans le fait que l’on s’est servi d’éléments mythiques appartenant à la légende de saint Nicolas, le patron des filetiers, pour le construire.
Le rond des sorcières existe vraiment. Il est situé dans le bois de Râches et facilement repérable sur une carte au 1/25 000e.
Bibliographie
Bernard Coussée, Légendes, croyances et traditions en Douaisis, 1982 
Bernard Coussée, La mer de Flines in Actes du Deuxième forum historique de La Pevèle (à paraître) ;
Bernard Coussée, Saint Nicolas, histoire, mythe et légende, CEM Editions 458 rue Jules Ferry 59283 Raimbeaucourt 1999.